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Lettre ouverte de l’avocat d’Abdelhakim Sefrioui à monsieur le Président de la République

Dans cette lettre ouverte adressée au Président de la République, monsieur Emmanuel Macron, Maître Antoine Alexiev défend la présomption d’innocence d’Abdelhakim Sefrioui. Il explique que celle-ci a tout de suite été méconnue dans le discours médiatique et politique à la suite du crime barbare perpétré par le terroriste Abdoullakh Anzorov. Il met également en lumière les effets irrémédiables de cette situation sur la défense d’Abdelhakim Sefrioui.

Paris, le 4 novembre 2020

Lettre ouverte

Monsieur le Président de la République,

Monsieur le Premier ministre,

Monsieur le Procureur national antiterroriste

Mesdames et Messieurs les Députés,

Mesdames et Messieurs les Sénateurs,

J’ai l’honneur d’intervenir en ma qualité d’avocat de monsieur Abdelhakim Sefrioui, mis en examen dans le cadre de l’attentat terroriste perpétré sur monsieur Samuel Paty.

À titre préalable, je souhaite exprimer le respect dû à la famille de la victime aussi bien de ma part que de celle de mon client. Comme tout le monde, il fut choqué par l’effroyable acte de barbarie de monsieur Anzorov, acte impensable qu’il n’a jamais souhaité.

Cette monstruosité a produit l’effet d’une secousse sismique provoquant un traumatisme immédiat. Les autorités publiques se devaient d’intervenir au plus vite et agir avec célérité. Elles l’ont fait, tel était leur devoir. Les efforts déployés ne peuvent être niés.

Cependant, les autorités chargées des poursuites, elles-mêmes réagissant sous l’effet d’un traumatisme aigu, ont pris des initiatives qui, dans la précipitation de l’urgence, ont des conséquences sur les droits de la défense. Ces conséquences sont des répliques de cette secousse sismique.

En ma qualité d’avocat de la défense, il m’appartient d’attirer votre attention sur cette situation. Je développerai deux points.

Tout d’abord, la présomption d’innocence.

L’un des piliers fondamentaux de l’Etat de droit est la présomption d’innocence. Sans elle, tout est arbitraire. Seul un cheminement neutre, objectif et impartial garantit une vraie justice. Robert Badinter affirmait que « lorsque la France se targue d’être la patrie des droits de l’homme, c’est une figure de style. La France, et c’est déjà beaucoup, est la patrie de la Déclaration des droits de l’homme, mais aller plus loin relève de la cécité historique ».

La présomption d’innocence est une exigence élevée. Elle doit être maintenue sans faille.

Elle repose sur de nombreux principes. Ils concourent tous à construire, consolider et maintenir cette notion si fragile.

Ces fondements sont l’égalité devant la loi, l’interdiction d’une accusation arbitraire et la nécessité de la sécurité juridique.

Méconnaître un seul de ces principes, et le procès est inéquitable.

La présomption d’innocence couvre toute l’étendue de la procédure pénale. Elle commence à s’appliquer avant même que la personne soupçonnée n’ait reçu la notification des poursuites dont elle fait l’objet. Elle se poursuit après le prononcé d’une décision de relaxe ou d’acquittement.

La présomption d’innocence s’applique bien entendu aux articles de presse mais aussi aux déclarations officielles des autorités publiques chargées des poursuites. En toute circonstance, il est fermement interdit de présenter la personne poursuivie comme étant coupable. Même l’expression d’un simple sentiment de culpabilité suffit à violer la présomption d’innocence.

Sur le fondement de ces principes, seules les informations strictement nécessaires tenant à l’enquête pénale peuvent être divulguées. Rien de plus. Des informations peuvent aussi être diffusées pour éviter d’éventuels troubles à l’ordre public. Ces informations se limitent à ce qui paraît raisonnable et proportionné. Jamais elles ne donnent l’impression que la personne est coupable avant que sa culpabilité n’a été légalement établie.

Toujours le doute profite à l’accusé. Les autorités de poursuites et les juges du fond doivent en toutes circonstances rechercher les éléments de preuve à charge autant qu’à décharge.

Ainsi, la présomption d’innocence est violée lorsque les responsables de l’enquête désignent l’intéressé, sans nuance ni réserve, comme l’un des instigateurs d’un assassinat. C’est une déclaration de culpabilité qui incite le public à croire en celle-ci et qui préjuge de l’appréciation des faits par les juges compétents.

Il en est de même lorsqu’un procureur déclare sans équivoque qu’un article publié par un suspect contenait une menace terroriste. Une telle déclaration sans nuance ni réserve fixe la culpabilité de l’intéressé et incite le public le croire coupable avant son jugement.

En ce qui concerne monsieur Sefrioui, dès le samedi 17 octobre, une heure après son interpellation, il a été présenté comme complice par instigation de l’acte de barbarie commis sur monsieur Paty. Tout internet en rugissait.

Nulle réserve n’a accompagné l’information. Son image, son nom et l’accusation portée contre lui ont été répercutés en échos de toutes parts. Son image n’a pas été floutée. Son nom n’a pas été abrégé et lorsque tel a été le cas, il était identifiable en sa qualité de fondateur du Collectif Cheik Yassine. Nul n’a précisé qu’il était présumé innocent.

Par voie de conséquence, il apparaît comme évidemment coupable aux yeux de tous, aussi bien du public que des autorités. Sa culpabilité ne fait aucun doute pour personne et sa dangerosité paraît définitivement acquise. Nul ne peut plus le considérer autrement que coupable.

Les déclarations des autorités chargées du dossier ont dépassé largement le droit à l’information du public. Des informations non strictement nécessaires à l’enquête pénale ont été divulguées malgré l’impératif de secret de l’instruction. Les déclarations officielles à propos de monsieur Sefrioui n’étaient en rien utiles au déroulement de l’enquête, ce qui aurait pu être, à titre d’exemple, le cas d’un appel à témoin. Les déclarations le concernant n’envisageaient en rien de prévenir un éventuel trouble à l’ordre public.

Dans ce dossier, il est le seul à avoir été stigmatisé de la sorte.

Toutes les déclarations ont dépassé ce qui est admissible en pareil cas.

La présomption d’innocence de monsieur Sefrioui a été bafouée. Actuellement, il doit être protégé d’une vindicte populaire qui ne serait due qu’à la seule publicité qui lui a été consacrée.

Il est devenu victime d’une médiatisation qui n’a respecté aucun des principes précités.

Ce n’est pas tout. Un second point doit être abordé.

Le législateur ne peut prendre une loi se rapportant à une affaire en cours. Lorsqu’il agit de la sorte, il perturbe le cours de la procédure. Il pèse de son immense poids institutionnel sur la justice. Les juges cessent d’être libres. L’influence exercée est évidemment fatale à la personne visée par une telle loi.

Bien que l’on retient habituellement que les juges sont des professionnels indifférents à la médiatisation d’un dossier et à une loi nouvelle, ils ne bénéficient pas d’une supériorité ontologique les plaçant au-delà de la condition humaine. Ils resteront toujours sous l’influence persistante de la clameur publique. Monsieur Drai, ancien premier président de la Cour de cassation, le disait : lorsqu’il statue, le juge a la main qui tremble. Le législateur ne peut perturber ceux qui ont la très lourde tâche d’examiner une culpabilité.

Il n’est pas nécessaire que la loi vise directement des poursuites en cours. Il suffit que l’objet de la norme corresponde à une instance pendante.

Même si la loi ne dispose que pour l’avenir, surtout en matière pénale lorsqu’elle est plus sévère, elle est de nature à orienter l’opinion des juges pour ce qui est du passé. Sous couvert de libre appréciation des faits, ces derniers affirmeront qu’un acte nouvellement condamnable l’était déjà la veille de la loi.

S’agissant du projet de loi dit « séparatisme », il a été décidé de le compléter de deux nouvelles dispositions.

Tout d’abord, la protection des fonctionnaires et agents publics sera renforcée en pénalisant ceux qui font pression sur eux. Monsieur le Premier ministre a souligné que seraient visés « des propos ou des comportements comme cela s’est produit à Conflans-Sainte-Honorine à l’encontre de monsieur Paty ».

De plus, monsieur le Premier ministre a précisé qu’il sera prévu « de sanctionner ceux qui mettent ligne des informations personnelles mettant en danger la vie d’autrui comme, par exemple, un professeur ».

En l’état actuel du droit, ces dispositions semblent contestables. La première notamment réduirait la liberté d’expression. Le projet de loi en préparation aura donc pour objet d’intensifier de manière critique l’analyse de points qui sont présents dans le dossier en cours d’instruction. La loi sera votée avant que le procès au fond n’ait lieu.

Compte tenu de la teneur de cette loi, nul juge n’aura la faculté d’analyser librement la vidéo postée par monsieur Sefrioui autrement que ne le fera la loi nouvelle. Le législateur exercera une influence indirecte mais puissante sur le cours de la justice.

Ces divers éléments sont graves.

Ils ont violé la présomption d’innocence de monsieur Sefrioui.

Ils rompent l’égalité des armes dans le cours d’un procès pénal. Ils limiteront la liberté d’appréciation des juges aussi bien d’instruction, que des libertés et de la détention que du fond.

Cela est d’autant plus regrettable que le fracas de l’actualité a largement dépassé ce crime. Les allocutions agressives et injurieuses de monsieur Erdogan ont soulevé des réactions en chaînes d’hostilité à la France dans un contexte de douleur aiguë tout en criblant d’attaques celle qui est peut-être la plus fondamentale de nos valeurs, la liberté d’expression et la liberté tout court. Ses propos redoublés étaient non seulement inacceptables, mais encore des plus dangereux. Nul ne le qualifie de terroriste par instigation. Pourquoi en est-il autrement de mon client ?

Même si un jugement n’interviendra que dans de nombreux mois, même si le développement du dossier s’enrichira de nouveaux éléments, le préjugé concernant monsieur Sefrioui ne s’effacera jamais. Ce préjugé fera obstacle à une instruction à décharge. De plus, la loi nouvelle interdira aux juges de qualifier la vidéo postée par monsieur Sefrioui autrement qu’un acte terroriste alors qu’elle n’avait suscité aucune réaction après avoir été postée et qu’elle était connue de tous.

Le futur jugement de monsieur Sefrioui est d’ores et déjà compromis. Son actuelle détention provisoire est arbitraire.

Tout en renouvelant la profonde considération due à la victime et à sa famille de même qu’à nos autorités, il était indispensable de procéder à un rappel des principes noyés dans l’immense émotion suscitée par l’acte de barbarie perpétré sur monsieur Paty.

Je vous prie d’agréer, Monsieur le Président de la République, Monsieur le Premier ministre, Monsieur le Procureur national antiterroriste, Mesdames et Messieurs les Députés, Mesdames et Messieurs les Sénateurs, l’expression de mes sentiments les plus respectueux.

Antoine Alexiev

Cette lettre a initialement été envoyée à monsieur le Président de la République, Emmanuel Macron, puis publiée par le magazine Le Point.


Le dossier détaillé des faits liés à la démarche d’Abdelhakim Sefrioui de critique de la pédagogie de Samuel Paty : Droit de dire, droit de contredire. Le cas A. Sefrioui et la liberté d’expression. Par Ali Omari.